L'école communale d'AÏn el Arba ressemblait à une gare qu'on aurait partagé entre les "grands" et "les petits". Au mur, il y avait une carte de France et on y apprenait l'Histoire de France, la vraie, celle qui commence par nos ancêtres.... Même les petits Arabes avaient alors un ancêtre gaulois. Le calcul parlait de robinet fuyant mais la plupart ne connaissaient pas l'eau courante. Bref, on les éduquaient tous, Européens ou Arabes, "sans distinction de race, car à l'école on récompensait seulement le mérite". L'instituteur jean-Paul Victory résume en quelque sorte la vocation républicaine des maîtres d'Aïn el Arba. "Bien sûr, ce n'était pas toujours l'égalité des chances, parce que les petits Arabes, avant l'école, devaient aller aux champs, et les filles accomplir toutes les corvées ménagères. Alors, ils arrêtaient au certificat d'études. Surtout les filles... Mais tous les parents nous faisaient confiance. Ce n'était pas ce qu'on voit ici..."
Drôle d'aventure d'ailleurs que celle de Jean-Paul Victory, deux fois rapatrié : il a connu Aïn el Arba, avant et après.
Avant, il habitait Saint Maur. Autrement dit : Tamzourah, commune au pied des monts du Tessala, face à une plaine grande comme le far-west, pas loin du lac salé de la Sebkhra. Plus haut, il y avait une corniche oranaise. Le village, c'était une rue principale. La messe se disait dans une espèce de garage. On allait tous aux obsèques, du juif, du chrétien, ou du musulman. Les gosses jouaient ensemble dans la poussière ensoleillée et, autour du village on cultivait du blé.
Je parlais davantage l'arabe que le français. On aurait pu vivre comme ça plus longtemps........Et puis les soldats sont arrivés. "C'étaient les premiers Français de métropole que je voyais!" . Ils ressemblaient à de grands frères. Les petits Arabes les regardaient se raser. On ignorait tout du danger et des attentats dont parlaient les journaux. C'était les événements d'Algérie mais Tamzourah vivait en paix. Jusqu'au jour de l'embuscade. Le jour où la guerre arriva...
Ça s'est passé vers le Pic Sidi Ghalem. Les soldats y étaient allés, à la poursuite de "fellaghas" qu'on aurait aperçus. La montagne s'ouvrait sur un défilé, profond comme un piège. On a relevé vingt-sept morts. "L'horrible spectacle, quand on les a vus revenir ! Du jour au lendemain, on découvrait ces atrocités. Alors au village, les soldats sont devenus méfiants. Et les communautés se sont séparées, comme s'il y avait un traître derrière chaque ami...."
Pendant trois ans, Jean Paul Victory enseignait donc au village voisin, Aïn el Arba. En mai 1962, après les accords d'Evian, toute une vie se terminait si vite... Un dernier regard vers Saint Maur, vers Tamzourah, et l'école qui ressemblait à une gare....Et c'était déjà Toulouse. Il y épousa une pied-noir, elle-même institutrice, Jacqueline et tous deux vont postuler comme il se doit sur les listes de l'Education nationale : "On avait demandé Toulouse, les Gers, l'Aude.... j'ai été affecté à Troyes (Aube) et Jacqueline à Guennanges (Moselle). Un véritable coup dur ! On avait été chassé d'Algérie, mais on nous séparait et on nous expédiait au Nord..."
C'était compter sans l'oncle. L'oncle était maire d'Aîn el Arba et, dans les premières semaines de l'Algérie indépendante, il fut nommé "chef de la délégation spéciale". Bref, il restait presque maire, manière d'assurer une certaine continuité dans l'administration des choses. Or, au village, on cherchait des instituteurs ! "Revenez ici !, disait il au téléphone... Revenir là-bas ! C'était peut-être délicat mais plus ensoleillé que la Moselle. Ainsi, le 3 novembre 1963, Jean-Paul et Jacqueline ont repris le bateau. En sens inverse.
"Quel accueil ! Comme si rien ne s'était passé ! on revoyait Tekouk, le droguiste, et Kohil, qui s'occupait d'un domaine autogéré ! On a repris notre vie. On allait chasser les sangliers, rien n'avait changé, les brochettes, les poissons et les parties de cartes...." Mais au cimetière, il y avait eu des tombes saccagées. Alors, Jean-Paul et les maçons d'Aïn el Arba ont redressé les croix. "En un jour, on a refait ensemble le cimetière. J'y tenais parce que mon père y repose."
Pendant dix ans, il va enseigner les mathématiques au collège agricole. L'Histoire n'était plus celle de France, ni la géographie et un instituteur arabe s'en chargeait. "Mais personne n'est venu nous rappeler les années de guerre, nous faire la moindre critique. On était respecté parce qu'on enseignait."
Autour d'eux, l'Algérie avait changé. Pas les hommes. Les bâtiments se dégradaient, "une poignée de porte tombait et on ne la remplaçait pas". Sur les marchés, on manquait de pommes de terre ou de lames de rasoir. Parfois même, il y avait pénurie de gaz.
Au village, d'anciens copains étaient devenus chefs. "D'abord, ils en ont été fiers, puis un peu moins... Certains me disaient : Vous avez tout perdu, mais nous n'avons rien gagné." Un jour, un vieux l'interroge : "L'indépendance, c'est très bien, mais quand est-ce qu'elle va se terminer ?" Le pays consacrait de gros efforts à scolariser la jeunesse, mais, chaque année, le nombre de coopérants diminuait. En 1973, Jean-Paul et Jacqueline, pour la seconde fois, ont quitté l'Algérie. " Restez !" suppliaient les copains. Au repas d'adieu, la cuisine arabe avait un goût amer. "On avait compris qu'il nous fallait partir. Ce n'était plus tout à fait notre pays..."
L'Education nationale les ramena vers le nord. Toujours à Troyes. Là-bas, en Algérie, parmi les élève de M. Victory, il y a maintenant douze prof de math ! il fallut oublier, s'habituer. Une année, c'était en 1981, il y retourna : "Je n'ai pas reconnu le village".
Sans doute ce fut là comme une vraie cassure. La fin. Il fallait désormais trouver un compromis.Voici quatre ans, enfin, Jean-Paul et Jacqueline ont été mutés plus près de l'Algérie, à Toulouse. Dans cette ville du Sud de la France, on trouve encore du "cristal", vous savez, cette anisette claire comme de l'eau.....
Jean-Claude SOULERY
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